jeudi 10 décembre 2009

Bintou, la tragédie au choeur de la cité
par Sylvie Chalaye, publié le 01/03/2004

"Jeune metteuse en scène du quartier d’immigration de Schaerbeek à Bruxelles, Rosa Gasquet s’est emparée de Bintou, le texte de Koffi Kwahulé, comme d’une épopée urbaine, l’épopée de son quartier. C’est donc à Schaerbeek, au Théâtre Océan Nord qu’elle a voulu le monter et c’est aussi avec des jeunes issus de ce quartier, comédiens et rappeurs, qu’elle a tenu à raconter cette histoire tragique. Treize comédiens et un chœur de dix filles racontent, chantent et “slament” la fulgurante course nocturne de Bintou vers la mort. Car c’est d’abord en effet la dynamique chorale et la langue musicale de ce texte qui a séduit Rosa Gasquet : « une langue incandescente, sensuelle, féroce », dit-elle, « une langue proche du jazz et de la soul qui creuse les passions urbaines et l’adolescence des villes ».
C’est aussi dans les profondeurs abyssales de la cité qu’elle a choisi de mettre en scène cette histoire, dans celles d’un garage souterrain : bande noire centrale d’une autoroute de l’enfer et bandes blanches latérales, bandes d’arrêt d’urgence des conciliabules de famille... La scénographie de Zouzou Leyens dit la violence d’une jeunesse précipitée vers la mort, qui s’écrase sur le béton des cités, broyée dans l’étau d’une société qui n’a pas prévu sa révolte et dont la seule réponse est le mensonge, l’enfouissement et le secret.
Et le public a été au rendez-vous durant tout ce mois de novembre 2003 où le Théâtre Océan Nord a joué à guichets fermés, et particulièrement le jeune public bruxellois de Schaerbeek pourtant peu habitué au théâtre, mais que la démarche originale de Rosa Gasquet autour du rap et du slam a suffisamment concerné pour le convaincre de venir à la rencontre d’un texte contemporain. Enthousiasme dont on espère qu’il contaminera la banlieue parisienne où le spectacle est programmé à la rentrée prochaine. "

Théâtre Océan Nord à Bruxelles
Bintou de Koffi Kwahulé
mise en scène de Rosa Gasquet
Dramaturgie et création vidéo : Manuel Pereira
Scénographie et costumes : Zouzou Leyens
Création musicale : Olivier Thomas
Création lumières : Maud Billen
avec Aïssatou Diop, Christiane Mutshimuana, Cécilia Kankonda, Etienne Minoungou, Hosni Zahri, Alexis Papa Georgiou, Manuel Pereira, Monique Ghysens, Yves-Marina Gnahoua, Nicolas Gob, Pitcho.
Le chœur : Nawal Nafil, Leslie Branckaute, Anda Busaki, Gaëlle Clark, Marie Karenzo, Marie-Célia, Dodo Nawezi, Mireille Nlandu, Marthe Zitu, Mireille Zitu.


Rosa Gasquet:

D’origine espagnole, Rosa Gasquet a vécu en Belgique, en France et aussi dans le Maghreb ce qui l’a conduit à s’intéresser aux écritures contemporaines extérieures à l’Europe. Assistante à la mise en scène, chargée de formations et d’ateliers, elle s’investit en banlieue dès ses débuts et réalise plusieurs spectacles à partir d’interviews de citadins. Elle s’installe en Belgique en 1999. Dès lors, elle collabore avec le Théâtre Océan Nord, réalisant de nombreux ateliers de création et organisant des évènements autour de la poésie urbaine.Bintou est sa première mise en scène en Belgique. « Il y a dans la pièce la puissance de la langue et une exigence musicale qui transcendent complètement la tranche de vie pour nous replacer dans le champ de la fatalité, d’un théâtre paradoxalement archaïque ». Rosa Gasquet travaille actuellement sur un documentaire sur le Slam et projette d’adapter le texte de l’auteur noir américain James Baldwin, La prochaine fois le Feu.

2006
"...Manuel Pereira n'a rien d'un homme confortable. Bien au contraire. La première fois que je l'ai rencontré c'était à l'occasion de la "mise en voix" d'un de ses textes. C'était il y a longtemps. Il avait réuni une impressionnante équipe de comédiens, qui pendant une quinzaine de jours avaient travaillé, s'étaient battus, avaient empoigné cette matière et cette écriture si flamboyante qu'elle en était devenue comme incandescente. C'était dans une salle de répétitions qui, comme souvent les salles de répétitions, était mal chauffée, et pourtant nous étions quelques-uns, quelques spectateurs, rouges comme la braise, laissés un peu ébahis, pantois, groggy, par tant de mots rageurs et poétiques."
Xavier Lukomski (Théâtre Les Tanneurs)


La prochaine fois, le feu, écrit dans le tumulte des années ’60 par l’auteur américain James Baldwin, témoigne de l’expérience noire américaine évoquant la prégnance de la question sociale, raciale et la tentation des extrémismes. Plus largement, sa pensée renvoie à une nation américaine d’hier qui pourrait bien ressembler à une Europe d’aujourd’hui. Baldwin s'adresse à nous dans une langue incandescente, puissamment poétique, héritière de la tradition des prêches comme du parler cinglant des rues. Portée par une équipe issue de plusieurs sphères artistiques, le spectacle souhaite nous faire réentendre l’urgence de sa pensée, la finesse de son propos et son exceptionnelle lucidité.
Rosa Gasquet poursuit avec ce projet une recherche amorcée avec sa mise en scène de Bintou de Koffi Kwahulé : sur les racines des questions urbaines, autour d’écritures fondatrices à la fois poétiques, musicales et critiques. Elle travaille des formes à la frontière de la parole et de la musique, mêlant des éléments très archaïques – parole, chant, travail choral - à d’autres plus actuels comme la forme du « montage » et d’autres éléments issus des cultures urbaines.
Elle rassemble dans cette création des artistes issus de la scène théâtrale (Dorcy Rugamba), de la scène musicale (Inno de Sadjo, Cléo) et des cultures urbaines (Cheikh Sall, DJ Aral). Après Bintou, nous traversons « l’Atlantique noire » pour écouter la parole de James Baldwin. Koffi Kwahulé avait écrit « quand on cherchera dans mon écriture le griot…je me transformerais en jazzman ».

« J’ai atteint le point crucial de mon évolution le jour où j’ai été forcé d’admettre que j’étais une espèce de bâtard de l’Occident. Cela signifiait d’une manière subtile que j’avais devant Shakespeare, Bach, Rembrandt, les pierres de Paris, la Cathédrale de Chartres et l’Empire State Building, une attitude spéciale. Ces choses-là n’étaient pas vraiment mes créations, elles ne contenaient pas mon histoire, j’étais un intrus. Mais dans le même temps, je n’avais aucun héritage qui soit utilisable. Il faudrait que je m’approprie ces siècles blancs, que je les fasse mien, sinon je n’aurais pas ma place dans cette structure.»
James Baldwin

La mise en scène
Une composition hybride mettant à l’honneur la musicalité
de la langue de Baldwin

Le prochaine fois, le feu est une composition théâtrale volontairement hybride où la parole, la musique, le chant et des éléments plus actuels comme le DJing et la création vidéo, forment une unité et agissent de concert, tout en restant dans une économie de moyens. L’urgence du discours de Baldwin se meut dans une forme où instruments et voix se répondent, aux confins d’un univers musical et d’une esthétique héritière de la culture noire américaine – spirituals, soul music, éléments hip-hop - mais intégrant aussi des éléments plus inattendus - mélopées africaines, parole actuelle slammée, jazz intriguant. Un travail où des éléments presque archaïques (narration, choralité, percussions corporelles) et plus actuels (inspirés des cultures urbaines) se côtoient. Il ne s’agissait pas pour l’équipe artistique de « reconstituer » l’univers musical ou l’esthétique de l’époque de Baldwin, mais plutôt de réécouter Baldwin aujourd’hui, et de le faire entendre avec les moyens d’une équipe actuelle et cosmopolite, évoquant la réalité des villes actuelles. Ce travail de Rosa Gasquet s’inscrit dans la poursuite d’une recherche déjà esquissée dans sa précédente mise en scène, Bintou, de Koffi Kwahulé.
Une forme « montage » et chorale du récit
L’adaptation du texte réalisée par Manuel Pereira et la mise en scène de Rosa Gasquet accentuent volontairement la sensation de «montage cut », réalisant des ellipses et des collisions, tout en préservant le fil rouge de la pensée de Baldwin.
La parole est volontairement « chorale », tout le texte n’est pas porté par un unique narrateur. Même si la partition confiée à Dorcy Rugamba assume une forme de fil rouge, Cheikh Sall et Cléo, ainsi que Inno De Sadjo et DJ Aral (pour la partie musicale), se répondent pour recréer la parolede Baldwin. Cléo et Cheikh assument par ailleurs d’autres personnages présents dans le récit : une femme prêcheur, un jeune prédicateur, un
homme du ghetto.
La pièce repose également sur le principe des deux Baldwin. Le récit de l’écrivain est pour une grande partie une narration au passé où il raconte son adolescence à Harlem et ses années de prêche ; d’où le choix d’un couple narrateur-acteur : Dorcy Rugamba assumant le narrateur de
l’histoire, en quelque sorte le Baldwin-écrivain plus âgé et Cheikh Sall, l’homme plus jeune.